A PERDRE LA RAISON
De Joachim Lafosse
Avec Emilie Duquenne, Tahar Rahim, Niels Arestrup...
Au début, tout commence comme une romance à l'eau de rose: Murielle, une jeune et belle institutrice (Émilie Dequenne) tombe rapidement et éperduement amoureuse de Mounir (Tahar Rahim). Heureux, les yeux pétillants de bonheur, les tourtereaux se marient en un rien de temps et leur premier enfant arrive dans la foulée. Puis un deuxième et un troisième. Tant pis si Mounir rate ses examens et s'ils n'ont pas vraiment les moyens de subvenir aux besoins de leur famille grandissante. Mais un bon samaritain veillent sur eux. Ils peuvent compter sur la bonté sans limite d'André (Niels Arestrup), père adoptif de Mounir, qui propose d'embaucher ce dernier comme assistant dans son cabinet médical, et de loger tout ce petit monde en attendant des jours meilleurs. Mais cette générosité n'est pas fortuite et encore moins innocente. Elle va se transformer en lien pervers, profondément délétère et destructeur. Et c'est Murielle et ses enfants qui vont en faire les frais...
Tu es à moi !
À perdre la raison est un film tragique, dramatique, poignant et perturbant, d'une puissance émotionnelle et cinématographique bouleversante. Nul spectateur ignorera qu'en entrant dans la salle que ce long-métrage est inspiré d'un fait divers réel au dénouement funeste (SPOILER - surligner pour lire - comme l'annonce la présence de Murielle dans un lit d'hôpital, demandant d'une voix brisée qu'on enterre ses enfants au Maroc, dès les premières images FIN SPOILER). Le but du film est donc de comprendre le parcours de Murielle, brisée par une vie qui paraissait parfaite, de trouver la raison pour laquelle elle finit par sacrifier ce qu'elle a de plus cher au monde. On découvre alors une femme peu à peu vidée de son être, happée puis totalement étouffée par la relation fusionnelle qu'entretiennent Mounir et André, pour ne devenir que l'ombre d'elle-même. Son beau-père, sous son air compatissant et bienveillant, agit comme un poison, coulant insidieusement dans les veines et s'introduisant petit à petit dans l'esprit de ses soit-disant protégés pour mieux les asservir, voire les faire disparaître derrière son ombre. L'amour paternel devient alors une arme destructrice des plus douces, mais des plus dévastatrices. La violence des coups-bas donnés en douce est indéniable. La mise en scène distille subtilement cette vermine affective avec adresse : on reconnaît des signes avant-coureurs, on voit l'étau prendre forme, puis on devient spectateur du drame, tout en avançant à grands pas dans le temps pour donner naissances à de nombreux enfants et donner une impression de vertige temporel angoissant.
Et qui de mieux que Tahar Rahim et Niels Arestrup, acteurs magiques, pour incarner ces deux êtres que tout oppose mais que le destin réunit avec fatalisme ! Joachim Lafosse, le réalisateur, reconstruit avec brio le sublime duo aux liens pervertis créé par Jacques Audiard dans Le Prophète. Mais cette fois-ci, nul n'est question d'émancipation face au père. Dès le départ, Mounir est tétanisé par la dette qu'il le lie à André, lui, qui l'a sorti de son Maroc natal et de sa misère pour tout lui donner. Leurs rapports semblent scellés dès le départ, et c'est peut être là le point négatif du film : on nous rabâche cette impuissance face à cet homme vicieux et indétrônable et sa passion égoïste et criminogène.
Face à eux, la belle Emilie Dequenne, sans fard ni paillettes, qui réussit un véritable tour de force en interprétant avec force et fragilité, une intensité immense toute en retenue, cette femme qui tombe peu à peu en dépression car elle ne trouve pas sa place dans ce petit monde masculin sans amour, qui la rejette et ne la considère que comme une machine à faire des enfants. On retrouve la veine stupéfiante de Rosetta des frères Dardenne, qui l'avait fait connaître du grand public.
En résumé : Une violence, une angoisse distillées crescendo à coup de plans serrés, de caméra à l'épaule, servies par un casting époustouflant et oppressant à souhait. Du très bon cinéma français !